Cette image qui circule sur les réseaux avec sa légende me fait réfléchir.
D’abord elle va à l’encontre d’un certain jargon managérial qui prône « l’alignement organisationnel » ou encore « l’alignement stratégique ». Car si l’on peut comprendre que le collectif demande une cohérence par un certain alignement des personnes et des process, il reste que ces expressions ont quelque chose de rigide qui m’a toujours rebuté, probablement parce qu’elles paraissent ignorer leurs propres effets pervers contrairement à l’image qui pointe la vertu du non-alignement. Quelques autres remarques :
Alignement mimétique
L’allumette non alignée est plus basse que les autres. Les premières, plus hautes, sont soumises au risque de l’emballement mimétique dont le feu est un symbole : à peine une allumette s’enflamme-t-elle, toutes celles qui lui sont proches lui emboîtent le pas mécaniquement. Le vide laissé par l’allumette basse sauve les suivantes d’un mimétisme fatal.
Le sauveur romantique
La phrase encourageant le non-alignement contient une promesse implicite : si tu oses être différent, tu pourras être celui qui sauve les autres ! Une idée qui semble évidente et qui pourtant ne va pas de soi.
D’abord, la prétention de sauver les autres n’est pas toujours dénuée de narcissisme. S’il l’on peut devenir un sauveur, c’est qu’il y a d’une part des victimes potentielles – les premières allumettes alignées – et d’autre part un bourreau : en faisant rentrer toutes les différences dans le moule de l’uniformité avec le risque évident d’une contagion mimétique, le bourreau garantit la norme. Le sauveur a évidemment le beau rôle, face à ses deux interlocuteurs : il est toujours valorisant de s’imaginer dans cette position. Mais le retrait de la norme permet-il vraiment de sauver les autres ?
Le bourreau, la victime et le sauveur
Pas sûr. Le trio Bourreau-Victime-Sauveur n’exprime d’ailleurs pas la totalité des acteurs. On ne parle jamais de ceux qui ne sont ni sauveurs, ni bourreaux, ni victimes. « L’humanité se compose d’un grand nombre de braves gens rêvantqu’on leur foute la paix, face à l’infime minorité de ces psychopathes dont l’activisme féroce modèle la culture et l’histoire » disait Michel Serres. Cette quatrième place décrit ceux qui œuvrent en silence au quotidien, sans violence ni spectacle, sans indignation excessive, ces chevilles ouvrières qui font avancer le monde, tant qu’une crise ne dévaste pas l’organisation. Dans une crise effectivement, le trio reprend de sa vigueur, et s’il faut trouver des sauveurs, ne faut-il pas chercher du côté de qui œuvrent pour le collectif, plutôt que chez ceux qui s’en retirent ?
Le bouc émissaire et René Girard
Il faut aussi pointer une autre configuration, très exactement inverse de notre image et bien plus fréquente dans les crises que traversent les organisations. C’est la configuration du bouc émissaire, que René Girard oppose à l’attitude du Tous contre tous. On sait qu’en situation de crise, pour éviter l’effondrement général, la communauté cherche à se sauver en désignant une « victime sans risque ». « Haro sur le baudet » comme dit La Fontaine. La violence excessive se décharge sur une victime et rétablit une concorde indispensable à la survie du collectif. Je l’avoue, René Girard m’a dessillé le regard en me faisant prendre conscience que cette pratique est d’autant plus efficace qu’elle est largement inconsciente. Et courante.
Les 6 premières allumettes sauvées parce qu’elles ont « sacrifié » l’allumette basse, tel est le schéma du bouc émissaire. Prendre conscience de ce schéma si répandu relativise le romantisme du sauveur individualiste. Et rend justice à ceux qui œuvrent quotidiennement pour que le monde continue d’exister.
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