Billet Iphae

La puissance du collectif

Une histoire d’immigrés 

1882. Un petit groupe d’immigrés italiens – dix hommes et un garçon- décide de s’installer en Pennsylvanie, pour y fonder une ville : Roseto. Ils sont habitués à la vie dure, pauvres, illettrés. Dans leur pays d’origine, au cœur des Apennins, ils étaient habitués à parcourir chaque jour une vingtaine de kilomètres pour aller travailler dans des carrières de marbre ou cultiver leurs champs dans les vallées alentour. La promesse d’une vie meilleure dans le Nouveau Monde les a poussés à s’expatrier en cette fin de XIXème siècle. À ces pionniers, viendront s’ajouter de nouveaux arrivants venant par centaines de cette même région montagneuse. Et là, ils travaillent dur dans la carrière d’ardoise de Bangor.

1896. Un jeune prêtre dynamique Pasquale de Nisco les pousse à défricher le sol, pour y faire pousser des oignons, des haricots, des pommes de terre, des melons et des arbres fruitiers… Il distribue des graines et des bulbes. On élève des cochons, on fait pousser de la vigne, les commerces apparaissent, les manufactures ainsi que les écoles voient le jour … La communauté prospère, comme un microcosme autonome, loin des autres communautés voisines, galloises, anglaises et allemandes. 

Le mystère de Roseto

1961. Un médecin local rencontre le docteur Steward Wolf, qui dirige alors le département de médecine de l’Oklahoma. Il lui fait part d’une caractéristique étonnante. À la différence des communautés environnantes, il a en effet remarqué que les habitants de Roseto sont rarement atteints de maladie cardiaque. Intrigué, le docteur Wolf décide de faire passer des tests médicaux à tous les habitants. Les résultats ont été sidérants, écrit -il. À Roseto, aucune personne de moins de 55 ans n’était morte de crise cardiaque ou ne présentait de symptôme de maladie cardiaque. Chez les hommes de plus de 65 ans, le taux de mortalité par crise cardiaque ne représentait que la moitié de celui de l’ensemble des Etats-Unis. En fait, à Roseto, le taux de mortalité, toutes causes confondues, était de 30 % à 35 % inférieur au résultat attendu. 

L’enquête

D’où vient cette santé peu commune ? Serait-elle liée à l’alimentation ? Le docteur Steward Wolf pense spontanément à l’huile d’olive, typique du régime méditerranéen. Mais les habitants de Roseto ne pouvaient pas s’en offrir : 41 % de leurs calories provenaient de graisses animales. D’ailleurs, certains étaient obèses et sédentaires. La génétique ? Wolf constate que d’autres immigrants originaires de Roseto établis ailleurs aux États-Unis ne bénéficient pas de cette santé insolente. La géographie ? Aucune étude sur l’eau ou l’environnement n’apportent de réponse valable.

Le secret enfin découvert

Il fallait chercher ailleurs. 
Après avoir épuisé toutes les pistes, Wolf est bien obligé de se rendre à l’évidence : ce faible taux de cardiopathie ne peut être attribué qu’à une vie communautaire de qualité. « La communauté est très solidaire » remarque-t-il : pas de rivalité malgré un voisinage très proche où tout le monde vit dans des conditions similaires. La communauté se réunit régulièrement pour prier, chanter, festoyer et s’amuser lors de banquets. Les aînés sont vénérés et intégrés. Les femmes sont respectées et les pères de famille sont responsables dans un style de vie certes très traditionnel. Wolf constate également l’absence de suicides, d’alcoolisme ou encore d’addiction aux drogues et quasiment pas de délits criminels. Pas d’allocations, les générations sont solidaires. Aucun ulcère à l’estomac. Les gens meurent tout simplement …de vieillesse !  

Dans les années 70, en adoptant un style de vie « à l’américaine » plus individualiste, les générations suivantes feront baisser le taux de santé exceptionnelle de Roseto, pour finalement rejoindre celui de la moyenne américaine… 

La morale de l’histoire

On croit souvent que la santé individuelle est affaire d’hygiène personnelle. L’effet Roseto montre le contraire : en dépit de meilleures conditions de vie, les nouvelles générations de Roseto subissent davantage de maladies cardiovasculaires que leurs aînés. Dans des conditions bien plus dépouillées, les générations des années 60 se portaient mieux. A croire qu’il vaut mieux être pauvres ensemble que riches individuellement pour être en bonne santé !

Faut-il généraliser et choisir entre la pauvreté humaniste et la richesse individualiste ? Il me semble qu’une organisation professionnelle évoluée est celle qui est capable de sortir de ce dilemme. Nous sommes aujourd’hui incapables de vivre comme les pionniers de Roseto, mais nous sommes aussi frustrés de vivre un confort matériel dénué de sens. Reste donc à bâtir une voie différente où la richesse se conjugue avec le partage, où l’initiative privée et la vie collective trouve un nouvel équilibre. C’est possible à condition de sortir de l’avidité des intérêts et de la pression excessive du système. C’est probablement le défi d’un nouveau capitalisme.

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